Le fils d’un soldat : quand le mot “papa” devient un luxe patriotique

Bouchaib El Bazi

Il n’a jamais vraiment dit « papa ». Pas parce qu’il n’a pas appris à parler à temps, mais parce que son père, militaire de carrière, était quelque part dans le désert du sud marocain à défendre un drapeau plus souvent qu’à bercer un enfant. Ce fils de soldat a grandi sans les bras d’un père, sans les câlins du soir, sans les leçons de vélo, sans même les réprimandes familières. Tout cela parce que le père, lui, passait ses journées à esquiver des balles et ses nuits à surveiller des dunes infestées de séparatistes armés.

À la maison, c’était la mère qui faisait tout. Tout. Elle était femme et homme à la fois. Elle préparait les repas, aidait aux devoirs, réparait les prises, mentait aux enfants en disant : « Papa viendra bientôt ». Sauf que « bientôt » voulait souvent dire « l’année prochaine, si l’état-major le permet ». Une visite par an, parfois aucune. Voilà ce qu’on appelle un père-soldat au Maroc.

Mais l’ironie ne s’arrête pas là. Après plus de 25 ans de loyaux services dans les zones les plus dangereuses du Royaume – où la poussière se confond avec la mort – ce père espérait pouvoir enfin se rapprocher de sa famille. Grave erreur. Il fallait d’abord graisser quelques pattes, corrompre l’engrenage pour obtenir une mutation « humaine ». Oui, dans ce pays, même le retour à la maison se négocie sous la table.

Et lorsqu’enfin ce père meurt – parfois au combat, souvent seul – que reste-t-il à sa veuve et à ses enfants ? Un drapeau plié, une médaille rouillée et… un « grandiose » versement mensuel de 1000 dirhams. Mille dirhams pour une vie de sacrifice. Mille dirhams pour avoir été privé d’un père, pour avoir grandi dans l’ombre du patriotisme, pour avoir supporté l’absence, les larmes, l’angoisse et la honte.

Est-ce cela, la reconnaissance de la Nation ? Est-ce cela, la grandeur du sacrifice ? Un pays qui envoie ses hommes mourir pour lui, puis oublie leurs familles dans les ruelles de la pauvreté et de l’oubli ?

Il est temps que l’on cesse de parler de « gloire militaire » si la veuve du soldat doit supplier pour acheter des cahiers. Il est temps que l’on arrête de vanter les « valeurs patriotiques » si les orphelins de la défense nationale finissent dans les marges de la société. Car un pays qui oublie ceux qui l’ont défendu est un pays qui prépare sa propre défaite morale.

Alors non, ce n’est pas juste une histoire d’un enfant sans père. C’est l’histoire d’un pays sans mémoire.

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