Chefchaouen, la bleue : confession d’un journaliste tombé en amour d’une ville

Bouchaib El Bazi

Je me suis laissé happer. Voilà. Ce n’est ni la première fois, ni sans doute la dernière que le Maroc me prend de court, m’arrache à mes certitudes et me glisse dans une rêverie que seule une poignée de lieux savent provoquer. Mais Chefchaouen… Chefchaouen ne se contente pas de séduire. Elle ensorcelle. Elle enveloppe. Elle bouleverse. Et moi, modeste chroniqueur des beautés parfois oubliées de ce pays, j’y suis tombé comme on tombe amoureux , sans prévenir, et pour de bon.

Nichée à 600 mètres d’altitude, au cœur de montagnes au nom aussi musical que mystérieux – Kelaa, Meggou – la ville bleue du Rif s’offre à vous comme une peinture encore humide. Un tableau vivant, d’un bleu changeant selon l’heure, le ciel, l’humeur des passants. C’est dans cette cité qui semble peinte à la main, que j’ai décidé d’écrire, mais surtout de me taire. Car ici, c’est le silence qui parle.

Le bleu comme langage

On m’avait dit : « Chouf Echaouen », regarde Chefchaouen. Alors j’ai regardé. Longtemps. Et j’ai compris que ce n’est pas une injonction anodine. C’est presque un pacte. Regarder cette ville, c’est accepter de ralentir, de désapprendre, de s’attarder. On y voit le bleu — décliné à l’infini — comme un poème en vers libres : bleu tendre des murs du matin, bleu profond des marches dans l’ombre, bleu cobalt des volets fermés sur une sieste sacrée. Ce bleu n’est pas un caprice d’esthète. Il est mémoire. Mémoire andalouse, juive, rifaine. Il est tradition, spiritualité, protection, légende… et peut-être même répulsif à moustiques, qui sait ?

Une femme m’a confié, en me tendant un plateau de petits fromages de chèvre roulés dans des herbes locales : « Ici, chaque maison est une offrande à la paix. » J’ai acquiescé. Comment répondre autrement ? Il n’y a pas de cynisme possible à Chaouen. Le sarcasme reste au pied de la montagne.

Une médina en apesanteur

Je me suis aventuré dans la médina comme on entre dans un rêve sans porte de sortie. Pas de klaxon. Pas de foule pressée. Juste des pas feutrés sur les pavés, des enfants riant derrière des rideaux perlés, et le murmure de l’eau qui s’échappe de Ras-el-Maa, fidèle au rendez-vous depuis des siècles. Les boutiques d’artisanat vous regardent autant que vous les regardez , babouches cousues à la main, tapis suspendus comme des drapeaux de paix, savons à la lavande et à la figue, poteries où le bleu, toujours, veille.

Place Uta el-Hammam, je me suis assis. Longtemps. J’ai laissé le vent tourner les pages de mon carnet. J’ai observé un vendeur de menthe, deux touristes espagnols perdus entre un selfie et une question existentielle, un vieil homme qui lisait le Coran à voix basse. Le minaret octogonal de la Grande Mosquée se dressait derrière moi, témoin de siècles de prières et de paix relative.

De l’histoire et des âmes

Ce n’est pas un hasard si les réfugiés andalous, juifs comme musulmans, ont choisi cette vallée pour y poser leur mémoire. Ici, le passé n’est pas un musée figé. Il respire. Il murmure dans les ruelles, s’épanouit dans les zaouïas, chante dans les mausolées. La Kasbah, elle, impose son calme minéral. Ses murs racontent les batailles, mais aussi les retrouvailles. On y trouve un musée, modeste, mais vrai. Un jardin andalou en guise de poumon. Une invitation à la contemplation.

Chefchaouen n’est pas seulement une ville. C’est un palimpseste. Elle a vu passer les douleurs de l’exil, les prières de l’aube, les mains calleuses des tisserandes, les chants des mulets et les rires des enfants. Elle en garde la trace dans ses murs, dans ses silences, dans ses bleus.

Une nature qui parle rifain

Il serait injuste de ne pas parler des environs. Car si la ville est une peinture, le parc national de Talassemtane est une fresque monumentale. Il suffit de sortir un peu de la médina, de suivre le sentier vers Akchour, et la montagne devient poème. Cascade sauvage, pont de pierre appelé “Pont de Dieu”, forêts de chênes-lièges et de sapins… Là-bas, j’ai marché. J’ai respiré un air qui sentait la résine et l’humilité.

Et quand, enfin, le soir tombe sur Chefchaouen, la ville devient un rêve éveillé. Les lampes s’allument comme des lucioles. Le bleu se fait violet, puis presque noir. Et le silence reprend ses droits, entrecoupé du dernier appel à la prière.

Une ville qui se modernise… sans se trahir

Oui, Chefchaouen change. Les infrastructures s’améliorent, l’artisanat s’exporte, le tourisme nourrit des familles entières. La chèvre est toujours là, le couscous au fenouil aussi. On parle espagnol, français, anglais, rifain. Et pourtant, rien ne semble pressé. La ville a compris qu’elle pouvait séduire sans se vendre.

Alors j’ai refermé mon carnet. J’ai souri à une petite fille qui vendait des bracelets en perles bleues. Et je me suis promis d’écrire ces lignes. Non pas pour inciter à visiter Chefchaouen — elle n’a besoin de personne pour cela — mais pour remercier. Remercier une ville qui m’a rappelé que parfois, il suffit d’un peu de bleu, de silence et de gentillesse pour redonner sens au mot “voyage”.

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