Mikros, Mendiants et Microphones : Chronique d’une Usurpation Médiatique à la Marocaine

Bouchaib EL Bazi

Parodie professionnelle signée par le réel désarroi d’une intellectuelle perplexe

24 juin, Parc de la Ligue Arabe. Une coupole, un événement, un livre – et une farce journalistique grandeur nature.

Ce devait être une belle journée. L’intellectuel Chakib Guessous présentait son dernier ouvrage « Survivre : enfants et jeunes de la rue ». Un sujet grave, humain, poignant. Une thématique à traiter avec dignité et finesse. Et pourtant… Ce jour-là, l’indignité était justement au rendez-vous, non pas sur le papier, mais micro en main.

Mme Soumaya Naamane Guessous, sociologue de renom, auteure respectée, a eu l’amer privilège de vivre une expérience immersive au sein d’un journalisme parallèle , celui des mendiants-microphones, parfois appelés, avec une ironie toute marocaine, les « journalistes de l’éponge » — ces intrépides chasseurs de contenu qui essorent votre dignité en échange d’un billet de 100 dirhams.


MAP ou MAPas? Le microphone comme leurre

La scène commence par un microphone décoré du nom solennel de la MAP, écrit en majuscules rassurantes. En tout petit, un chiffre minuscule, plus discret qu’un budget culture dans une loi de finances.

Confiance établie. Mme Naamane Guessous accepte l’interview. Sujet imposé , les enfants de la rue. Professionnalisme requis. Mais voilà que, quelques secondes plus tard, surgit une question dont la violence xénophobe n’a d’égal que l’incompétence journalistique :
« Et ces immigrées africaines qui viennent accoucher chez nous ? »

Changement de sujet, changement d’ambiance. Le micro devient une matraque morale. L’interview se termine dans la stupeur.


Journalisme ou mendicité sous accréditation fictive?

S’ensuit une scène absurde que même Ionesco n’aurait pas osé écrire :
— « Wa t-halaye fya » (Prends soin de moi)
— « Wa daouri mâana » (Donne-moi de l’argent)
— « Wa hna sahafyine! » (Nous sommes des journalistes)

Et voilà. Le nouveau modèle économique du journalisme , la compassion en guise d’abonnement. Une sorte de crowdfunding direct à la sortie d’événement. C’est le journalisme version souk , « Donne, et je te donne un fichier JPEG en retour ».


Profession : journaliste, outil : smartphone, méthode : mendicité affective

Ils sont nombreux, les auto-proclamés. Leur tactique est rodée :

  1. Entrer sans badge.

  2. Filmer pour prouver qu’ils travaillent.

  3. Demander de l’argent pour avoir travaillé.

  4. Et s’indigner si vous osez refuser, après tout :
    « Rani khdamet mâak depuis goubila »
    (Je travaille avec toi depuis tout à l’heure).
    Une belle formule à inscrire sur la future carte de presse version falsifiée.


L’usurpation journalistique : nouveau sport national?

Les véritables professionnels, eux, assistent à cette mascarade les bras ballants, contraints de partager les bancs avec ces vendeurs de vidéos improvisés. Ils les appellent avec un brin de cynisme , « moul l’pounja ». Parce que derrière chaque éponge, il y a une fausse interview et, surtout, un prix.

Ce phénomène n’est plus marginal , c’est une tendance. Une contamination de la profession, une infiltration sans visa de la médiocrité dans la sphère publique. Et pendant ce temps, les organisateurs ferment les yeux. Aucune vérification d’identité, aucune sélection. Le badge presse est désormais plus rare que la vérité sur TikTok.


Vers un journalisme en solde ?

Le public, quant à lui, ne sait plus faire la différence. Micro = média ? Fausse carte = vraie interview ? Et que dire des conséquences sur les invités, harcelés, suivis jusqu’à leur voiture pour payer leur droit à l’image ?

Mme Naamane Guessous, habituée aux journalistes d’une autre époque, ne peut qu’exprimer une tristesse sincère :

« Des journalistes-mendiants, je viens à peine de les découvrir. »


Entre laxisme, pauvreté et perte d’éthique : un cocktail explosif

Faut-il comprendre cette pratique comme un cri de détresse sociale ? Une tentative maladroite d’insertion professionnelle ? Ou est-ce simplement une exploitation mercantile de l’apparence journalistique ?

La vérité est peut-être entre les trois. Ce qui est certain, c’est que le laisser-faire général — organisateurs, autorités, public — crée une zone grise où les plus agressifs prospèrent, et où les plus dignes s’effacent.


Microphone, mais pas porte-voix de l’éthique

Mme Naamane Guessous termine son témoignage sur une note lucide :

« En agissant ainsi, je cautionne peut-être des comportements non éthiques… Je reste perplexe. »

Et nous le sommes aussi. Perplexes face à cette étrange fusion entre mendicité et information, entre spectacle et harcèlement, entre contenu et chantage.

En attendant, la prochaine fois qu’un micro vous est tendu, posez-vous une seule question :
Est-ce un journaliste, ou un micro-entrepreneur de l’émotion tarifée?

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.