Algérie : quand « l’Afrique en vitrine » se heurte au drame des enfants d’Ibiza
Par Bouchaib El Bazi
Alors que l’Algérie célébrait en grande pompe la 4e édition de la Foire du commerce intra-africain, présentée par les médias publics comme « le plus grand rendez-vous économique » jamais organisé dans le pays, un fait divers dramatique a éclipsé l’événement. Sept adolescents algériens, âgés de 14 à 17 ans, ont réussi à rallier l’île espagnole d’Ibiza à bord d’une petite embarcation de pêche dérobée dans le port de Tamenfoust, à l’est d’Alger.
L’épisode, relayé massivement par les réseaux sociaux et repris par la presse internationale, a fait vaciller l’image d’une « puissance émergente » que le régime cherche à projeter, révélant une fracture profonde entre les discours officiels de prospérité et la réalité sociale qui pousse jusqu’aux mineurs à fuir clandestinement leur pays.
Une traversée filmée et partagée
Après plusieurs heures de navigation périlleuse en Méditerranée, les jeunes ont été repérés au large d’Ibiza par les gardes-côtes espagnols. Pris en charge par les services sociaux, ils ont été conduits dans un centre d’accueil pour mineurs isolés. Leur état de santé a été jugé stable.
Particularité de cette traversée , les adolescents ont documenté leur voyage par des vidéos et des chants de victoire, diffusés en direct sur les réseaux sociaux, transformant leur périple en un symbole viral d’audace et de désespoir mêlés.
Une hémorragie qui ne s’arrête pas
L’affaire dite des « enfants d’Ibiza » illustre la persistance d’un phénomène inquiétant , la « harga », terme local désignant la migration clandestine. Selon le Forum méditerranéen sur la migration et le développement, plus de 13 000 Algériens ont atteint l’Espagne de manière irrégulière en 2023, plaçant l’Algérie en tête des pays du Maghreb pour ce type de départs.
L’ONG espagnole Caminando Fronteras a, pour sa part, recensé 6 618 morts ou disparus en mer en 2023, soit en moyenne 18 par jour. Parmi eux figuraient 363 femmes et 384 enfants. Le ministère espagnol de l’Intérieur estime que plus de 15 % des arrivants algériens sont des mineurs non accompagnés, un chiffre qui témoigne d’un désespoir généralisé.
Derrière les chiffres, une crise de société
Pour Mohamed Hennad, professeur de sciences politiques à Alger, ce phénomène traduit une « perte totale de confiance des jeunes envers un système verrouillé », où l’absence de gouvernance, le recul de l’État social et la montée de discours religieux rigides renforcent le sentiment d’étouffement.
Le chômage des jeunes dépasse 27 % selon la Banque mondiale (2024), les inégalités sociales se creusent, et le rêve d’un avenir meilleur s’éteint peu à peu. La parenthèse d’espoir ouverte par le Hirak en 2019 s’est rapidement refermée, laissant place à un retour des migrations clandestines massives, touchant désormais toutes les catégories : adolescents, femmes, diplômés et même cadres professionnels.
Propagande et fuite en avant
Face à l’émoi suscité, les médias proches du pouvoir ont, comme à l’accoutumée, cherché à détourner l’attention, accusant le Maroc d’« instrumentaliser l’affaire » pour nuire à l’image de l’Algérie pendant la foire économique. Cette rhétorique, devenue réflexe officiel, illustre la difficulté du régime à affronter ses propres failles structurelles.
Pressions sur l’Europe
Du côté européen, l’arrivée croissante de mineurs algériens pose un double défi , humanitaire et sécuritaire. Si la législation espagnole impose de les considérer comme des victimes nécessitant protection, l’afflux met les centres d’accueil sous tension et nourrit le débat politique sur les politiques migratoires en Espagne et en Italie.
Un signal d’alarme
L’histoire des sept adolescents d’Ibiza dépasse la dimension anecdotique. Elle incarne une crise profonde , dans un pays riche en hydrocarbures, des enfants risquent leur vie pour chercher ailleurs ce que leur patrie ne leur offre plus – espoir, dignité, avenir.
Tant que l’Algérie ne s’attaquera pas aux racines de cette désespérance – absence de perspectives économiques, verrouillage politique, inégalités sociales –, les petites embarcations continueront de quitter ses côtes. Avec, à bord, une génération entière qui ne croit plus aux promesses de son propre pays.