À Alger, traiter quelqu’un de « Kouloughli » est presque aussi insultant que de le qualifier de « harki ». Dans l’imaginaire collectif, le terme désigne les fils d’anciens occupants ottomans et de femmes locales, une filiation perçue comme une tache dans le récit national. Or, c’est précisément ce mot que l’ambassadeur de Turquie en Algérie, Mehmet Mücahit Küçük Yılmaz, a remis au goût du jour, en soulignant « les millions d’Algériens d’origine turque » reconnaissables à leurs patronymes , Sarı, Kara, Barutçu, Telci…
Une déclaration qui, si elle se voulait flatteuse, a été reçue comme une provocation. Car, derrière l’éloge des liens « organiques » entre les deux peuples, certains ont entendu la résurgence d’un discours néo-ottoman qui réveille un héritage longtemps refoulé , celui de trois siècles de domination turque, de 1534 – date de l’installation de Barberousse – jusqu’au débarquement français à Sidi Ferruch en 1830.
Le mythe d’une Algérie « pré-nationale »
La version officielle de l’histoire, écrite après 1962, gomme presque totalement cette période. Le seul « colonialisme » reconnu reste celui de la France. Le passage ottoman est présenté comme une étape de « gestation proto-nationale », durant laquelle le pays aurait joui d’une autonomie relative. Pourtant, contrairement à la Tunisie des Husseinites ou à la Tripolitaine des Karamanlis, l’Algérie n’a pas vu émerger de dynastie locale ni de structure politique durable pouvant servir de matrice à un État moderne.
Cette omission historique sert à préserver l’image d’une nation née dans la résistance à l’occupant français, sans aspérités ni contradictions internes. Mais elle se heurte à la réalité , la hiérarchie sociale ottomane reposait sur un apartheid ethnique, avec à son sommet les janissaires et une élite turque fermée à l’intégration. Les unions mixtes étaient découragées, les mosquées ottomanes réservées au rite hanéfite, et la population locale cantonnée aux marges du pouvoir.
Ankara, entre nostalgie et diplomatie
En comparant les ruelles de la Casbah aux quartiers d’Istanbul, l’ambassadeur turc croyait flatter ses hôtes. Il n’a fait que souligner combien l’empreinte ottomane reste visible dans les goûts culinaires, l’architecture ou l’artisanat. Mais, comme le rappelle l’historien Bernard Lugan, « son erreur fut de penser qu’il s’adressait à un État sûr de son passé, et non à un régime obsédé par la crainte de voir son honneur national remis en cause ».
D’autant que ces propos s’inscrivent dans un climat déjà tendu. La récente visite, à Tindouf, d’une délégation du PKK kurde – invité par le Front Polisario – a provoqué la colère d’Ankara. Un député du parti au pouvoir, Bahattin Nuhittin Yenişehirlioglu, n’a pas mâché ses mots :
« Nous pensions l’Algérie amie, nourrie et protégée par nous. Mais voilà qu’elle accueille des terroristes. L’Empire a commis une erreur en cédant cette province turque à la France. Sans Barberousse, les Algériens seraient restés esclaves des Espagnols. »
Quand l’histoire devient un champ de bataille diplomatique
Ces saillies, qui auraient pu passer pour des maladresses individuelles, alimentent une perception algérienne d’ingérence ottomane. L’ombre d’un « néo-ottomanisme » plane dès que la Turquie s’exprime sur l’histoire commune. Le régime algérien, qui fonde sa légitimité sur la lutte contre la France, voit mal comment reconnaître un autre passé colonial sans fissurer son récit fondateur.
Le malaise est d’autant plus profond que les séquelles de la domination ottomane ne sont pas seulement symboliques. Elles traversent encore la société et ses élites, jusque dans l’armée, héritière directe des structures de l’« odjaq » des janissaires. Autant dire que le mot « Kouloughli », loin d’être une simple insulte, condense toute une mémoire refoulée de hiérarchies, d’humiliations et d’exclusions.
Une mémoire à double tranchant
En voulant rappeler la fraternité turco-algérienne, Ankara met en lumière une fracture que l’État algérien s’efforce de dissimuler. Et si le parallèle avec Istanbul peut flatter l’orgueil des uns, il ne fait que renforcer la suspicion des autres. L’Algérie, qui peine à assumer son passé ottoman, réagit avec virulence à toute tentative d’en réveiller les fantômes.
Au fond, le véritable problème n’est pas ce qu’a dit l’ambassadeur turc, mais la fragilité d’un pouvoir qui redoute que son récit national se fissure au contact d’une histoire trop encombrante. Une histoire où la « nation algérienne » n’apparaît pas toujours comme un sujet souverain, mais parfois comme l’objet des ambitions d’empires étrangers.
Ainsi, le débat autour du terme « Kouloughli » révèle moins une querelle sémantique qu’un conflit de mémoire : entre une Turquie qui assume son passé impérial et une Algérie qui refuse d’affronter le sien.