Quand l’ambassadeur turc réveille les fantômes ottomans en Algérie

Rim Mdaghri

Un mot tabou : Kouloughli

En Algérie, rares sont les termes aussi chargés que « Kouloughli ». Hérité du turc Qul-Oğlu (« fils de serviteur » ou « fils d’esclave »), il désigne les descendants d’anciens janissaires ottomans et de femmes locales. Loin d’être neutre, le mot résonne comme une insulte, au même titre que celui de « harki », rappelant une filiation douloureuse et un statut social ambigu.

C’est pourtant ce terme explosif qu’a remis en circulation l’ambassadeur de Turquie à Alger, Mehmet Mücahit Küçük Yılmaz, dans une interview accordée à l’agence Anadolu. En soulignant que « plusieurs millions d’Algériens sont d’origine turque », il a déclenché une véritable tempête politique et médiatique, touchant au cœur sensible de la mémoire nationale algérienne.

L’obsession du régime algérien pour un récit « pur »

Depuis 1962, le régime algérien s’efforce de réécrire le passé en effaçant certaines strates jugées encombrantes. Le mythe du « moudjahid indomptable », soldat de la libération, reste au centre de la légitimité du pouvoir. La période ottomane (1516–1830), longue de trois siècles, est présentée comme une étape protectrice, voire fraternelle, plutôt que comme une domination coloniale.

En rappelant cette présence, l’ambassadeur turc a mis à mal la narration officielle , il a replacé l’Algérie dans son histoire réelle, celle d’une régence fondée par Khayr ad-Din Barberousse, intégrée à l’Empire ottoman, et marquée par des rapports sociaux hiérarchisés où les janissaires dominaient sans partage.

Héritages culturels revendiqués

Au-delà de la question identitaire, le diplomate a insisté sur les traces visibles de l’empreinte ottomane dans la vie quotidienne algérienne :

  • gastronomie (bourek, baklava, dolma, chorba, chakchouka),
  • artisanat (gravure sur cuivre, décorations florales, motifs géométriques),
  • architecture (les ruelles de la Casbah comparées aux quartiers de Suleymaniye ou Fatih à Istanbul).

Ce rappel, loin d’être anodin, met en évidence un paradoxe , au moment où Alger tente de s’approprier des éléments du patrimoine marocain pour les intégrer à son récit national, Ankara rappelle l’évidence d’un héritage ottoman difficilement effaçable.

Des chiffres qui dérangent : « 9 millions de Turcs en Algérie »

Là où le discours diplomatique a franchi une ligne rouge, c’est dans l’affirmation selon laquelle 5 à 20 % de la population algérienne aurait des origines turques, soit jusqu’à neuf millions de personnes. Pour étayer son propos, l’ambassadeur cite des patronymes répandus (Sarı, Kara, Barutçu, Telci) et rappelle qu’Ahmed Bey, dernier bey de Constantine et figure de la résistance à la conquête française, était lui-même d’ascendance kouloughlie.

Ces propos furent immédiatement perçus comme une remise en cause de l’« algérianité » supposée homogène que le régime s’efforce de mettre en avant.

Les Kouloughlis dans l’histoire : entre intégration et rejet

Le terme n’est pas nouveau. L’historien Alain Boyer, dans un article de 1970 (« Le problème des Kouloughlis dans la régence d’Alger », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée), rappelait que ces enfants nés d’unions entre militaires turcs et femmes locales formaient un groupe intermédiaire. Ni totalement turcs, ni pleinement acceptés par la population, ils constituaient une élite secondaire, parfois recherchée par les familles notables pour des alliances matrimoniales protectrices.

En 1621, Alger comptait déjà 5 000 Kouloughlis pour 10 000 Turcs , un rapport qui illustre le poids démographique et politique de ce groupe, perçu comme hybride et marginalisé, mais incontournable.

Ankara, Paris et Alger : triangle mémoriel explosif

La polémique actuelle ne se limite pas au passé ottoman. Elle renvoie aussi aux tensions plus récentes entre la Turquie, la France et l’Algérie. En 2011, le président Recep Tayyip Erdoğan accusait Paris de « génocide » en Algérie, en réaction à la reconnaissance parlementaire française du génocide arménien. Une instrumentalisation de la mémoire dénoncée par l’ancien Premier ministre Ahmed Ouyahia, qui rappelait alors que la Turquie, membre de l’OTAN, avait voté contre la cause algérienne à l’ONU entre 1954 et 1962.

Aujourd’hui encore, l’ambassadeur turc parle de la période coloniale française comme de « 132 années perdues », oubliant que l’Empire ottoman avait lui-même laissé l’Algérie sans défense en 1830.

Silence embarrassant du pouvoir algérien

Face à ce séisme diplomatique, une question taraude les observateurs , pourquoi le président Abdelmadjid Tebboune est-il resté silencieux ? Habitué à réagir avec vigueur face à la France, il n’a pas jugé utile de convoquer l’ambassadeur turc, alors même que les propos touchaient une corde sensible du roman national.

Ce mutisme est interprété par certains comme le signe d’une fragilité , reconnaître ou même contester frontalement l’héritage ottoman obligerait le pouvoir à rouvrir un débat historique qu’il cherche, depuis l’indépendance, à enterrer.

Une mémoire qui résiste au temps

La sortie de l’ambassadeur turc n’est donc pas qu’un incident diplomatique. Elle révèle une fissure plus profonde , l’incapacité de l’Algérie à intégrer l’ensemble de son passé colonial dans une histoire assumée et pluraliste. Entre la domination ottomane niée et la colonisation française hyper-mémorialisée, le récit national reste bancal.

En définitive, Ankara, en voulant rappeler une fraternité, a mis en lumière une contradiction , une nation qui s’affirme farouchement indépendante, mais qui peine toujours à se libérer de ses fantômes.

Ainsi, le terme “Kouloughli” ne relève pas seulement du vocabulaire insultant , il condense la fracture entre un héritage refoulé et un récit officiel qui se veut immaculé.

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