Quand l’opinion publique devient un produit : le jeu croisé des médias et du politique

Par Abdellah Youssouf

L’opinion publique. On la dit spontanée, vivante, imprévisible. Mais dans les coulisses de la mondialisation et des technologies numériques, elle ressemble de plus en plus à une matière première , collectée, façonnée, distribuée, parfois même conditionnée comme un bien de consommation.

D’un côté, les grandes agences de presse internationales — AP, AFP, Reuters ou encore Thomson — fonctionnent comme d’immenses usines de l’information. Des milliers de journalistes, déployés aux quatre coins du globe, alimentent en continu chaînes de télévision, sites web et journaux. Leurs dépêches, reprises en boucle, structurent l’agenda médiatique mondial. Ce qui entre dans leur circuit devient visible ; ce qui reste en dehors, s’efface presque de l’histoire immédiate.

De l’autre côté, le champ politique, conscient de cette mécanique, s’y adapte avec une précision quasi chirurgicale. Un discours n’est plus seulement destiné à convaincre un électorat ; il est calibré pour le direct télévisé, pour le titre accrocheur ou le tweet viral. Les campagnes électorales se confondent avec des campagnes publicitaires, où chaque image, chaque mot est pesé en fonction de sa résonance médiatique.

Entre ces deux sphères, l’interdépendance est totale. Les médias mettent en scène les acteurs politiques, qui eux-mêmes nourrissent les médias en « matière première » de communication. Le risque, évident, est de transformer le débat démocratique en simple spectacle , l’essentiel étant moins de décider que de séduire.

Et pourtant, l’histoire récente a montré que cette mécanique peut se gripper. L’irruption des réseaux sociaux a bouleversé le monopole des grandes rédactions. Désormais, n’importe quelle vidéo, publiée depuis un téléphone portable, peut rivaliser avec une dépêche d’agence. Mais cette ouverture a un prix , la multiplication des fausses informations, la manipulation algorithmique, la difficulté croissante à distinguer l’analyse du bruit.

Nous vivons ainsi dans une sorte de paradoxe permanent , jamais l’accès à l’information n’a été aussi massif, et jamais la vérité n’a semblé aussi fragile. L’opinion publique flotte entre deux pôles , celui d’une fabrication industrielle pilotée par quelques géants médiatiques, et celui d’un chaos numérique où tout se vaut.

Reste la question fondamentale : que devient la démocratie quand son pouls, l’opinion, est ainsi travaillé, orienté, parfois manipulé ? Peut-être que le véritable enjeu n’est pas seulement de dénoncer ces dérives, mais d’imaginer de nouvelles formes de médiation, où le citoyen ne serait pas réduit à un consommateur de récits préfabriqués.

Au fond, ce qui est en jeu n’est rien de moins que la possibilité d’un espace public vivant, où l’information éclaire au lieu d’aveugler, et où l’opinion publique ne serait plus un produit, mais un bien commun.

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