La pérennité de la monarchie marocaine : entre symbolique anthropologique et résilience structurelle

Bouchaib El Bazi

La trajectoire historique et contemporaine de la monarchie marocaine soulève des interrogations fondamentales quant à sa résilience institutionnelle face aux manifestations répétées de contestation sociale et politique. Du mouvement du 20 février 2011 aux soulèvements du Rif, en passant par les mobilisations émergentes de la génération Z, l’institution monarchique se présente non seulement comme un acteur central mais comme un pivot de stabilité sociale et politique. Cette constance appelle une lecture pluridimensionnelle, dépassant le registre strictement politique pour embrasser les dimensions anthropologiques, symboliques et culturelles de l’autorité.

La structure culturelle de la légitimité

La persistance monarchique ne peut être expliquée uniquement par la capacité de l’institution à adapter ses réformes ou à canaliser les crises conjoncturelles. Elle trouve ses racines dans la structure profonde de la culture politique marocaine, où la légitimité est conceptualisée autour de la figure de « père unificateur » (walî al-jamî‘) incarnant simultanément :

  • une dimension politique, fondée sur la fonction constitutionnelle et la capacité d’orientation stratégique ;
  • une dimension symbolique, héritée de la bay‘a et de la légitimité religieuse, qui relie la monarchie aux traditions du pouvoir charismatique et à l’autorité des anciens.

Cette dualité positionne la monarchie comme un objet anthropologique, réactivant les figures du « chef de tribu » et du « jurisconsulte du vendredi » dans la conscience collective, selon une dynamique proche de ce que Clifford Geertz qualifierait de « système symbolique intégré ».

Dynamiques sociologiques : la culture du retour

Du point de vue sociologique, la société marocaine manifeste une « culture du retour » profondément enracinée. Dans les périodes de fragmentation ou de turbulence sociale, se réactive le besoin d’une autorité unificatrice, capable de synthétiser les contradictions et de restaurer la cohésion. Selon Norbert Elias, cette dynamique s’apparente à la construction continue de la civilisation politique, où l’institution monarchique fonctionne comme un médiateur des tensions sociales et économiques, garantissant la reproduction du capital symbolique au niveau collectif.

La légitimité plurielle selon Weber

La typologie weberienne de la légitimité – traditionnelle, charismatique, et rationnelle-légale – permet d’appréhender la singularité de la monarchie marocaine :

  • Traditionnelle : héritage historique de la dynastie alaouite depuis le XVIIᵉ siècle, consolidation par la bay‘a, et rôle religieux d’« émir des croyants ».
  • Charismatique : capacité du roi à incarner le « père unificateur », intervenant directement dans les crises pour restaurer la confiance nationale.
  • Rationnelle-légale : codification des prérogatives royales dans la Constitution et les institutions de l’État moderne.

Cette convergence des légitimités confère à la monarchie marocaine une « flexibilité duale », permettant d’articuler modernité institutionnelle et profondeur symbolique, un équilibre rare dans les systèmes monarchiques contemporains.

L’imaginaire politique et la symbolique de l’autorité

Cornelius Castoriadis définit l’« imaginaire social » comme la matrice de légitimation des régimes politiques, formant l’image mentale que la collectivité se fait de l’autorité. Dans le contexte marocain, l’imaginaire monarchique combine les fonctions de père, chef de tribu et jurisconsulte, consolidant la monarchie comme référence symbolique suprême. Même les mouvements de contestation les plus intenses se voient recadrés par le recours implicite à la figure royale comme arbitre ultime, illustrant la prééminence de la légitimité symbolique sur la légitimité politique conventionnelle.

La monarchie et le contrat social paternaliste

Si le contrat social classique (Rousseau, Hobbes) repose sur une renonciation partielle des libertés en échange de sécurité, le modèle marocain propose un « contrat paternaliste », où la monarchie est perçue comme garante de la protection, de l’identité nationale et de la justice symbolique. Cette configuration explique la continuité du soutien populaire, même lorsque les institutions gouvernementales ou parlementaires sont en crise de légitimité.

Comparaisons internationales

  • Jordanie : la monarchie constitue un tampon face à la fragilité étatique, mais elle ne bénéficie pas de la légitimité religieuse conférant à la monarchie marocaine son ancrage historique et symbolique.
  • Espagne : la monarchie est cantonnée à la symbolique constitutionnelle et unitaire ; l’absence de légitimité spirituelle la rend vulnérable aux tensions indépendantistes (exemple : Catalogne).
  • Maroc : l’articulation de la dimension religieuse, historique et politique confère à l’institution une insertion profonde dans l’imaginaire collectif, consolidant la figure du « père unificateur » comme pilier du contrat social et stabilisateur en période de crise.

Monarchie supra-institutionnelle

La monarchie marocaine ne se réduit pas à l’exercice du pouvoir ou à la gestion institutionnelle. Elle constitue une structure supra-institutionnelle, synthèse de valeurs symboliques, éthiques et culturelles, capable de préserver le contrat social et de garantir la cohésion nationale. La résilience de cette institution traduit autant la force politique et économique que la profondeur culturelle et symbolique du collectif, faisant du « père unificateur » une condition sine qua non de la continuité étatique et de la cohésion sociale.

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