À Bruxelles, la longue paralysie politique : qui est vraiment responsable du blocage gouvernemental ?

Rime Medaghri

Bientôt cinq cents jours sans gouvernement à la Région de Bruxelles-Capitale.

Depuis les élections régionales du 9 juin 2024, la capitale de l’Europe vit sans exécutif pleinement constitué. Les négociations s’enlisent, les alliances se défont, et la lassitude s’installe. Derrière les sourires prudents des dirigeants politiques, c’est tout un système institutionnel qui s’essouffle. Mais une question domine désormais les conversations bruxelloises , qui bloque vraiment la formation du gouvernement ?

Le veto socialiste au cœur du blocage

Au centre de l’impasse se trouve le Parti socialiste (PS) bruxellois. Emmené par Ahmed Laaouej, le PS refuse catégoriquement toute négociation incluant la N-VA, le parti nationaliste flamand de Bart De Wever. « Nous ne formerons jamais un gouvernement avec un parti qui remet en cause l’existence même de la Belgique », répète M. Laaouej à qui veut l’entendre.

Ce veto, idéologiquement cohérent mais politiquement rigide, a fermé d’emblée une option de coalition qui aurait pu offrir une majorité stable, notamment du côté néerlandophone. À Bruxelles, où la Constitution impose une majorité à la fois francophone et flamande, l’exclusion d’un acteur flamand majeur transforme la recherche d’un accord en casse-tête institutionnel.

Les libéraux flamands en miroir : refus de participer sans la N-VA

En réaction, le parti libéral flamand Open VLD a adopté la position inverse , il refuse de participer à une coalition qui exclurait la N-VA. Un double verrou, donc. Ce jeu de miroir entre socialistes francophones et libéraux flamands condamne toute tentative de compromis transversal.

« Nous ne voulons pas d’un gouvernement qui ignore le poids de l’électorat flamand à Bruxelles », expliquait récemment le président d’Open VLD, Tom Ongena, lors d’un débat sur VRT. Le parti estime que la N-VA, même minoritaire à Bruxelles, doit pouvoir peser dans les décisions régionales — au nom de la représentativité communautaire.

les deux formations campent sur des positions symétriques, s’accusant mutuellement d’être responsables de la paralysie.

Fouad Ahidar, le trublion devenu faiseur de blocages

Et puis il y a Fouad Ahidar, l’homme sans qui rien ne se fait… et surtout, rien ne se défait.

Ancien socialiste, devenu figure indépendante, puis chef de file du tout nouveau mouvement Team Fouad Ahidar, il s’est imposé comme le grain de sable dans la mécanique déjà grippée.

Avec sa poignée de députés, il détient ce qu’on appelle à Bruxelles « une petite clé pour un très grand cadenas ».

Ahidar, qui se présente en champion du « bon sens bruxellois », revendique haut et fort sa liberté , ni avec le PS, ni contre lui, ni pour la N-VA, ni vraiment contre. En clair, avec tout le monde et personne à la fois.

Son mouvement, né du rejet des jeux d’appareils, s’est retrouvé malgré lui au cœur du blocage institutionnel qu’il prétendait dénoncer.

Dans les couloirs du Parlement régional, on le surnomme désormais le surréaliste du compromis. Il entre dans les négociations avec un sourire et en ressort avec un communiqué.

Ahidar ne veut pas “faire tomber Bruxelles”, explique-t-il, mais il la tient tout de même en équilibre sur un fil.

Une performance qui ferait rougir les funambules du cirque Bouglione.

Un mécanisme institutionnel à bout de souffle

Au-delà des calculs partisans, c’est le système lui-même qui montre ses limites. La Région de Bruxelles-Capitale exige une double majorité linguistique pour tout gouvernement , une francophone et une néerlandophone. Cette architecture, censée garantir la coexistence des deux communautés, est devenue un labyrinthe politique où chaque parti dispose d’un droit de blocage de facto.

Les formateurs désignés par le roi — successivement Elke Van den Brandt (Groen) et David Leisterh (MR) — ont tour à tour renoncé, faute de consensus minimal. « Il n’y a plus de confiance entre les partenaires potentiels », confiait récemment un proche des négociations. Dans ce climat, même la perspective d’une coalition “à sept” réunissant socialistes, libéraux, écologistes et centristes a rapidement tourné court.

Un statu quo qui arrange certains

Ironie du sort , ce blocage ne pénalise pas tout le monde. Les ministres sortants expédient les affaires courantes, les administrations tournent, les budgets prolongés permettent de maintenir les subventions existantes. « L’absence de gouvernement est devenue une forme de gouvernance », observe le politologue Dave Sinardet (VUB).

Mais pour la société civile, les effets se font sentir , projets d’infrastructures à l’arrêt, budgets sociaux en attente, mesures de mobilité reportées. Dans une ville où les inégalités territoriales sont criantes, l’immobilisme politique devient un facteur d’aggravation sociale.

Un désenchantement citoyen croissant

Dans les rues de Bruxelles, la lassitude domine.

« On a l’impression qu’ils jouent à un jeu de société, alors que la vie devient plus chère chaque mois », s’indigne Yamina, infirmière à Schaerbeek.

« La politique bruxelloise, c’est un puzzle impossible », ironise pour sa part Pieter, cadre néerlandophone du quartier européen.

Selon un sondage réalisé par Le Soir et RTL Info, la confiance des Bruxellois envers leurs institutions régionales a chuté de près de 20 points depuis un an.

Vers une refonte du modèle bruxellois ?

Ce blocage relance le débat sur la gouvernabilité même de Bruxelles. Plusieurs voix, y compris au sein du monde académique, appellent à repenser les règles de formation du gouvernement, voire à envisager une simplification institutionnelle.

« Bruxelles ne peut pas continuer à vivre au rythme des blocages communautaires », estime la constitutionnaliste Caroline Sägesser (ULB). « Si rien ne change, la paralysie deviendra la norme, pas l’exception. »

Un symbole européen troublant

Pour une ville qui abrite les institutions de l’Union européenne, cette crise prolongée a une valeur hautement symbolique. Alors que Bruxelles prône la coopération et la gouvernance partagée à l’échelle continentale, son propre modèle local s’enlise dans le cloisonnement et la méfiance mutuelle.

À l’approche du cap des 500 jours sans gouvernement, la capitale du compromis belge semble prisonnière de son propre génie institutionnel.

Et pendant que les négociateurs s’épuisent dans d’interminables réunions, les Bruxellois, eux, continuent de vivre dans l’attente — d’un accord, d’une décision, ou simplement d’un signe de vie politique.

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