541 jours plus tard : Bruxelles s’apprête à battre son propre record d’absence de gouvernement… en toute décontraction
Rime Medagheri
La Région bruxelloise s’apprête à entrer dans l’histoire. Non pas grâce à un projet d’envergure, une réforme spectaculaire ou une percée diplomatique. Non, Bruxelles réalisera lundi un véritable exploit politique , égaler le record fédéral des 541 jours sans gouvernement de plein exercice, avant de le dépasser mardi. Une prouesse belge dont même le Guinness Book commence à se méfier, de peur qu’elle ne devienne une tradition nationale.
On avait cru, en 2011, qu’après l’épisode surréaliste ayant précédé l’avènement du gouvernement Di Rupo, plus personne ne pourrait faire mieux. Mais c’était sans compter sur la créativité institutionnelle bruxelloise, ce laboratoire politique où l’impossible devient possible, où la complexité devient une valeur patrimoniale, et où chaque veto finit par se prendre pour une réforme d’État.
Une crise qui a tout d’un feuilleton linguistico-politico-religio-écolo-libéral-socialo-centriste
Comment en est-on arrivé là ? Il faut remonter à la fin des années 1990, lorsque le législateur a bricolé un mécanisme institutionnel afin d’éviter que le Vlaams Blok — devenu entre-temps Vlaams Belang — ne prenne en otage les institutions bruxelloises. L’idée était simple , protéger la représentation flamande. Le résultat fut moins simple , attirer des partis qui se sont découvert, soudainement, une identité linguistique opportunément flexible.
Ce système, conçu comme une digue, est devenu un toboggan. Et les élections de 2024 ont livré un paysage politique digne d’un puzzle dont il manquerait la moitié des pièces, les autres étant rangées dans la mauvaise boîte. Groen l’a emporté chez les néerlandophones avec quatre sièges, devant une Team Fouad Ahidar surgie comme un rappel que la politique bruxelloise s’invente constamment de nouveaux contours. Côté francophone, le MR a gagné, certes, mais sans atteindre la majorité. Le Parlement est plus fragmenté qu’un vitrail bruxellois après un hiver rigoureux.
Un tiers de législature en mode “thérapie de couple”
Dès le début de l’été 2024, le décor est posé , des veto partout, comme s’il en pleuvait. Le MR et Les Engagés ne veulent pas du PTB ni de la Team Ahidar. Le PS rechigne face à la N-VA. Ecolo et DéFI refusent catégoriquement le nationalisme flamand dans leur majorité. L’Open Vld, lui, joue une carte nuancée : pas de majorité sans la N-VA, mais pas forcément avec enthousiasme.
Tout le monde refuse quelqu’un, ce qui fait beaucoup de refus pour très peu de gouvernance. La démocratie bruxelloise devient alors une immense chaise musicale où il manque non pas une chaise, mais plutôt la musique… et la salle.
Good Move, mauvais départ
Au lendemain des élections, Georges-Louis Bouchez annonce vouloir remettre à plat le plan de mobilité Good Move. Elke Van den Brandt, qui ne plaisante pas avec le vélo, coupe tout contact. Les négociations s’interrompent, se reprennent, replongent, repartent, s’étirent, puis se fracassent de nouveau contre le mur néerlandophone. Les contacts ressemblent à une séance de yoga politique : beaucoup de respiration, peu de mouvement.
L’idée d’une quadripartite néerlandophone a été étudiée, revisitée, abandonnée, ressuscitée, puis déclarée cliniquement morte. À un moment donné, l’Open Vld s’est même dit prêt à se contenter d’un commissaire de gouvernement , une option si minimaliste qu’elle aurait pu passer pour une blague, si elle n’avait pas été prise au sérieux.
Prestidigitation institutionnelle et veto en série
Chaque mois apporte son lot d’initiatives. David Leisterh consulte, reconsulte, super-consulte, jusqu’à ce que la consultation devienne un style de vie. Ahmed Laaouej avance l’idée d’utiliser la Loi spéciale pour forcer la main au destin. Sans effet. Elke Van den Brandt tente une coalition à sept. Sans succès. Bouchez propose un commissaire N-VA. Refus immédiat. Ecolo et DéFI ferment la porte. Le PS organise des réunions à gauche. Le MR rêve d’une majorité arc-en-ciel façon puzzle. Rien n’avance.
Les veto tombent comme des feuilles en automne, sauf qu’ici l’hiver ne vient jamais. La Région semble entrer dans une sorte de boucle temporelle où chaque solution se transforme instantanément en problème.
Un budget introuvable, une crise financière très trouvable
Pendant ce temps, les finances bruxelloises fondent plus vite qu’un cornet de frites en plein mois d’août. Le gouvernement en affaires courantes ne parvient pas à établir un budget d’urgence. Les discussions portent sur la manière d’économiser un milliard d’euros, mais certains ne parviennent déjà pas à s’entendre sur la définition du mot “départ”.
Standard & Poor’s maintient la note à A avec perspective négative , ce qui, dans le langage policé des agences, signifie “nous vous observons depuis le bord de l’abîme avec une inquiétude polie”. Belfius annonce la fin d’une ligne de crédit de 500 millions. ING s’apprête à faire de même. Le ministre des Finances démissionne. Son remplaçant manque de ne pas pouvoir prêter serment, faute de majorité. Même les banques semblent avoir perdu patience.
L’art bruxellois de tourner en rond, avec style
Après 541 jours, un formateur démissionnaire, un nouveau formateur offensif, des alliances envisagées puis enterrées, des consultations devenues sport national, des vetos personnalisés comme des cartes de visite et une crise financière au bord de la syncope, Bruxelles entre dans un territoire institutionnel vierge : l’inédit absolu.
Personne ne sait comment sortir de l’impasse. Personne ne sait qui gouvernera. Personne ne sait si gouverner est réellement prévu. À ce stade, certains observateurs estiment qu’on pourrait presque installer, au Parlement, un tableau électronique affichant en permanence le nombre de jours sans gouvernement, comme on le fait avec les accidents de la route.
541 jours plus tard, un constat : Bruxelles ne manque pas de créativité, juste d’un gouvernement
Le casse-tête bruxellois est devenu un art à part entière, une sorte d’avant-garde politique dont les autres pays européens observent la progression avec un mélange de perplexité, de fascination et d’inquiétude. Car pour la première fois, l’histoire de Belgique pourrait entrer dans une phase où battre un record institutionnel n’est plus un échec… mais une performance.
Et au fond, une question demeure , si Bruxelles a déjà survécu 541 jours sans gouvernement, pourquoi s’arrêter maintenant ?