L’Algérie juge l’Histoire… pendant que le présent attend dans le couloir

Bouchaib El Bazi

APN Photo/Bensale.B/APP

Dimanche 21 décembre, l’Assemblée populaire nationale (APN) algérienne s’apprête à accomplir un nouvel exploit institutionnel , juger pénalement cent trente-deux années de colonisation française, à distance respectable, sans contradicteur et sans risque procédural. Un exercice de haute voltige mémorielle, consistant à transformer l’Histoire en code pénal, et le Parlement en tribunal posthume.

La proposition de loi, forte de 54 articles, ambitionne rien de moins que la criminalisation globale de la période coloniale française en Algérie (1830-1962), qualifiée de bout en bout de « crimes contre l’humanité », imprescriptibles bien entendu, afin de ne pas laisser le temps jouer contre l’émotion. Le texte ouvre même la porte à des réparations matérielles et morales, au bénéfice de l’État, des associations et des particuliers, comme si la mémoire pouvait enfin être facturée, devis à l’appui.

Quand le passé devient un refuge politique

Sur le papier, l’initiative se veut noble , justice mémorielle, reconnaissance des souffrances, refus de l’oubli. Dans les faits, elle s’inscrit dans une tradition désormais bien rodée du système politique algérien , gouverner par le passé lorsque le présent devient trop encombrant.

Car pendant que l’APN exhume les crimes coloniaux, certains acteurs politiques et militants rappellent, avec une insistance jugée inconvenante, que l’Algérie de 2025 n’est pas exactement un musée figé en 1962. La Kabylie, notamment, s’invite au débat comme ce convive que l’on préfère ne pas voir. Des mouvements indépendantistes affirment avoir proclamé l’indépendance de la région le 14 décembre 2025. Un détail, manifestement, que l’agenda parlementaire a jugé non prioritaire.

Mémoire sélective et angle mort national

La critique est frontale , comment prétendre solder les comptes de l’Histoire tout en faisant silence sur une crise politique interne qualifiée par certains de majeure ? Comment exiger reconnaissance, justice et réparation à l’international, tout en niant l’existence même de revendications politiques internes, fussent-elles minoritaires ou contestées ?

À cette question, les institutions centrales opposent une réponse éprouvée , le mutisme. La Kabylie n’existe pas dans l’hémicycle, sauf comme folklore culturel ou variable sécuritaire. La mémoire, oui. La pluralité politique, beaucoup moins.

Une loi contre la France… et pour l’usage interne

Portée par une commission parlementaire aux couleurs partisanes variées — signe rare d’unanimité dans un système peu friand de pluralisme réel — la proposition de loi prévoit même que l’Algérie s’abstienne de conclure tout accord avec la France tant que celle-ci n’aura pas reconnu officiellement les crimes coloniaux. Autrement dit , diplomatie sous condition mémorielle, relations internationales sous contrôle émotionnel.

Pour plusieurs historiens algériens ou proches du pouvoir, la démarche relève d’une « justice historique » face aux tentatives françaises de minimisation du fait colonial. Un argument recevable, certes, mais qui n’explique pas pourquoi cette justice s’arrête net aux portes de l’Algérie contemporaine. Les confiscations de terres, les déplacements forcés et la répression des résistances sont dénoncés lorsqu’ils datent du XIXe siècle ; ils deviennent soudain indicibles lorsqu’ils relèvent de conflits internes plus récents.

Criminaliser le colonialisme… à l’échelle continentale

La séquence s’inscrit dans une stratégie plus large. Fin novembre, le ministre des Affaires étrangères, Ahmed Attaf, appelait depuis Alger à une criminalisation du colonialisme à l’échelle africaine, plaidant pour reconnaissance officielle, indemnisation équitable et restitution des « biens spoliés ». Une ambition continentale, presque messianique, qui contraste avec la difficulté persistante à reconnaître des fractures internes pourtant bien réelles.

Une constante algérienne : l’Histoire comme alibi

L’examen de cette proposition intervient dans un contexte de tensions diplomatiques persistantes entre Alger et Paris. Mais au-delà du contentieux franco-algérien, le message semble surtout destiné à l’opinion publique nationale : face aux crises économiques, sociales et politiques, rien ne rassemble mieux que le passé colonial, ce socle émotionnel inusable.

En criminalisant la colonisation française, l’APN offre au pouvoir un récit commode, consensuel et sans risque : un ennemi extérieur, un passé figé, une indignation sans conséquences immédiates. Pendant ce temps, le présent algérien, lui, continue d’attendre qu’on le regarde en face.

L’Histoire est convoquée, jugée, condamnée. La réalité politique actuelle, elle, reste ajournée. Une fois encore.

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